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Tania Franco Klein, aliénation, individuation et déréliction

« Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs; Ils ont leurs entrées et leurs sorties, Et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles… » — Comme il vous plaira, acte II, scène 7. Shakespeare.
Née en 1990 à Mexico, Tania Franco Klein est une photographe contemporaine mexicaine dont le travail suscite une attention croissante sur la scène artistique internationale. Son parcours artistique est marqué par un changement de cap : initialement formée à l’architecture, Klein obtient son diplôme à l’Universidad Iberoamericana à Mexico avant de poursuivre une carrière en photographie. Ce changement s’est avéré crucial pour l’émergence de son style distinctif, qui combine la structure spatiale de l’architecture avec une approche profondément introspective de la mise en scène visuelle.
Après ses études d’architecture, elle s’est installée à Londres pour obtenir une maîtrise en photographie au London College of Communication (University of the Arts London). Cette formation en Europe a non seulement façonné son regard sur la photographie, mais l’a également exposée à des courants esthétiques variés et à des mentors influents.
Tania Franco Klein est une photographe qui s’inscrit dans le courant de la Staged Photography, un genre artistique où la frontière entre le réel et la fiction se brouille.
Les photographes de ce mouvement, tels que Gregory Crewdson ou Jeff Wall, voire, dans une certaine mesure, Cindy Sherman, créent des images qui s’apparentent davantage à des scènes cinématographiques ou théâtrales qu’à des captations de la réalité.

© Tania Franco Klein, Subject Studies
Klein, dans cette lignée, s’inspire également des esthétiques modernistes et de la peinture américaine de l’entre-deux-guerres, notamment le travail d’Edward Hopper. Ces influences se manifestent par des compositions soigneusement orchestrées et des jeux d’ombres et de lumière qui rappellent les Films Noirs.
Un autre aspect fondamental de son travail est sa relation avec l’héritage photographique mexicain. Klein réinterprète l’atmosphère psychologique et la complexité visuelle de ses prédécesseurs comme Manuel Álvarez Bravo ou Tina Modotti, tout en y apportant une touche contemporaine.
Par ailleurs, ses voyages fréquents aux États-Unis et en Europe lui ont permis de développer un langage visuel qui croise des références locales et globales, procurant à ses photographies une tessiture singulière.

© Tania Franco Klein, Positive Disintegration

© Tania Franco Klein, Our Life in the Shadows
Tania Franco Klein et la « Staged Photography"
Le corpus de Tania Franco Klein s’organise autour de thématiques sociétales liées à la modernité, notamment le désir de réussite, l’aliénation et l’anxiété croissante dans une société saturée d’images et de stimulations. Son approche de la Staged Photography dépasse la simple esthétisation du quotidien : elle utilise la photographie pour mettre en scène des histoires qui révèlent les tensions sous-jacentes de la société contemporaine.
Dans ses œuvres, les personnages (souvent anonymes) semblent pris dans un état de suspension temporelle, évoluant dans des décors méticuleusement organisés. L’importance de la composition est primordiale dans son travail : chaque élément dans le cadre semble placé intentionnellement pour amplifier le sentiment de claustrophobie ou de détachement. L’utilisation de la couleur, souvent saturée ou baignée dans des tons rouges et jaunes, renforce ce sentiment de désorientation. Ses images semblent figées dans un moment critique, où le temps semble s’être arrêté, créant une atmosphère qui est à la fois intime et étrangement distante.

© Tania Franco Klein, Proceed to the Route
L’un des aspects remarquables de son œuvre est sa capacité à manipuler l’éclairage pour instaurer un sentiment de tension psychologique. Klein préfère l’éclairage artificiel, qu’il s’agisse de néons, de lampes de chevet ou de phares de voiture, pour sculpter ses scènes et faire ressortir les détails, créant ainsi des images qui oscillent entre la familiarité et l’étrangeté.
Dans le cadre de la Staged Photography, Tania Franco Klein se démarque par sa manière de mêler une critique sociale subtile à une esthétique cinématographique. Alors que certains de ses contemporains s’attachent davantage à l’hyperréalisme ou à la fantasmagorie pure, Klein utilise la mise en scène pour explorer des thèmes profondément ancrés dans la condition humaine moderne, comme l’isolement, le consumérisme, et la quête de validation. Son travail peut ainsi être perçu comme une critique de l’hyperréalité et de la surabondance d’images dans notre monde actuel, un concept cher à Jean Baudrillard.

© Tania Franco Klein, Proceed to the Route
Ses personnages sont souvent capturés dans des moments d’introspection ou de transition, reflétant un état de déconnexion avec leur environnement. Ce traitement de la figure humaine, souvent partiellement cachée ou anonymisée, évoque des aspects du travail de Cindy Sherman, bien que Klein s’en écarte en évitant la parodie pour adopter un ton plus grave et existentiel. Dans ce sens, elle réinvente le langage de la Staged Photography pour lui conférer une signification plus introspective.
Tania Franco Klein et le Réalisme Américain
Bien que Tania Franco Klein s’inscrive dans le courant de la Staged Photography, sa relation avec le Réalisme Américain est centrale lorsqu’on analyse ses thématiques et son approche visuelle. Inspirée par des maîtres du réalisme américain tels qu’Edward Hopper et Andrew Wyeth, Klein revisite l’esthétique et les préoccupations émotionnelles de cette tradition, tout en y apportant une touche de modernité. Son œuvre reflète une continuité conceptuelle avec les réalistes américains, explorant les solitudes modernes et les aspirations inassouvies, mais dans le contexte d’une société contemporaine marquée par la sur-stimulation et l’anxiété.

© Tania Franco Klein, Subject Studies

© Tania Franco Klein, Our Life in the Shadows
Le Réalisme Américain, qui émerge à la fin du 19ème siècle et culmine au début du 20ème siècle, se concentre sur des représentations fidèles de la vie quotidienne, souvent empreintes de mélancolie et de simplicité. Des artistes comme Edward Hopper et Andrew Wyeth ont tenté de saisir l’isolement rural et urbain, créant des compositions qui évoquent le silence, la distance et une quête de sens inaboutie.
Si le Réalisme Américain a traditionnellement mis l’accent sur la représentation fidèle de la réalité, Tania Franco Klein adopte une approche plus subjective et introspective, tout en gardant les mêmes préoccupations d’isolement et de quête identitaire.
Dans ses photographies, les décors sont minutieusement arrangés pour créer un effet de distanciation, rappelant les compositions de Hopper, où les espaces vides symbolisent une sorte de désenchantement avec le monde.

© Tania Franco Klein, Break in case of emergency
La solitude urbaine et rurale, thématique centrale chez Hopper, se retrouve dans les séries de Klein telle que “Proceed to the Route”. Dans ces œuvres, elle utilise des espaces confinés — chambres d’hôtel, motels, salles d’attente — pour montrer des personnages en quête de sens, capturant un sentiment d’attente indéfinie. Comme chez Hopper, les personnages de Klein sont figés dans une posture d’introspection, absorbés dans leurs pensées, créant ainsi une atmosphère de suspension temporelle.
Là où le travail de Klein se distingue des réalistes américains classiques, c’est dans son utilisation de la lumière et des couleurs. Alors que Hopper préfère des tons froids et des contrastes d’ombres pour accentuer l’aliénation, Klein se tourne vers des palettes plus saturées — rouges, oranges et jaunes — qui amplifient le sentiment d’urgence et de sur-stimulation. Cela confère à ses images une tension émotionnelle accrue, accentuant l’angoisse et l’anxiété de ses personnages ainsi qu’un effet contradictoire entre des tons chauds — chaleureux - et la mise en évidence d’une déréliction écrasante qui rappelle également le travail des hyperréalistes notamment Duane Hanson ou Ron Mueck.

© Tania Franco Klein, Positive Disintegration

© Tania Franco Klein, Our Life in the Shadows

© Tania Franco Klein, Our Life in the Shadows
De plus, Tania Franco Klein adopte une esthétique qui mélange le réalisme avec une atmosphère presque onirique, rappelant les œuvres d’Andrew Wyeth, mais transposées dans des environnements urbains ou suburbains. Par exemple, dans sa série “Proceed to the Route”, les routes désertes et les motels abandonnés rappellent les paysages ruraux et les intérieurs austères de Wyeth, mais avec un regard contemporain. Les personnages, solitaires et anonymes, évoluent dans des paysages semblant à la fois familiers et étrangers, créant une ambiguïté visuelle qui dépasse le réalisme traditionnel.
La Staged Photography, un nouveau réalisme ?
Le mouvement de la Staged Photography auquel appartient Tania Franco Klein, tout en s’inspirant du réalisme, repose sur la création de scénarios artificiels pour révéler des états subjectifs mise en relation avec une certaine condition sociale. Contrairement au Réalisme Américain, qui cherchait à capturer la vie quotidienne telle qu’elle se présente, la Staged Photography construit des scènes afin d’évoquer des états socio-psychologiques plus complexes.

© Tania Franco Klein, Proceed to the Route
Klein se positionne à la croisée de ces deux approches : elle utilise des mises en scène élaborées tout en conservant une certaine simplicité et une immédiateté propre au réalisme. Ses images, bien qu’évidemment construites, donnent l’impression d’une réalité altérée, où chaque élément du cadre a une signification symbolique. Ce mélange de réalisme et de fiction est ce qui rend son travail si pertinent dans le contexte contemporain.
Tania Franco Klein et l’architecture des lieux
La formation initiale de Klein en architecture est un facteur déterminant dans sa réinterprétation du Réalisme Américain. Comme Edward Hopper, qui jouait avec les intérieurs et les extérieurs pour créer des dichotomies spatiales, Klein exploite l’architecture de ses décors pour créer une tension visuelle. Les intérieurs qu’elle photographie, souvent réduits à l’essentiel, accentuent le sentiment d’isolement de ses personnages. De même, les routes désertes et les paysages ruraux rappellent les compositions de Wyeth, où les espaces ouverts symbolisent à la fois la liberté et la désolation.

© Tania Franco Klein
Séries photographiques majeures
Proceed to the Route (2019-2020) : Klein s’intéresse ici à la culture du road trip, non pas comme un espace de liberté, mais comme un acte de fuite. Les personnages semblent chercher un but inatteignable, des figures solitaires sur des routes désertes ou des motels anonymes. L’utilisation d’une palette de couleurs froides et de cadrages asymétriques accentue le sentiment d’une quête sans fin.

Mercado de Sonora (2023) : Inspirée par le célèbre marché de Sonora à Mexico, cette série représente un tournant vers une exploration plus locale et culturelle. Le marché, connu pour ses remèdes traditionnels et ses pratiques mystiques, devient un espace où Klein explore la dichotomie entre tradition et modernité. Les images, baignées dans des lumières rouges et vertes, créent une ambiance quasi surréaliste, mettant en évidence les tensions entre la spiritualité et le consumérisme.

Subject Studies (2024) : Dernière série en date, Subject Studies se concentre sur le portrait, mais dans une perspective conceptuelle. Klein y explore les thèmes de l’identité et de l’auto-représentation à travers des portraits qui interrogent le rôle de la photographie comme médium de construction identitaire. Les personnages, souvent isolés dans des environnements minimalistes, semblent se livrer à des actes de performance, soulignant la nature artificielle et construite de l’identité moderne.

Tania Franco Klein a exposé ses œuvres dans des lieux prestigieux, y compris le Victoria and Albert Museum à Londres, le Photo Vogue Festival à Milan, et les Rencontres d’Arles.
Depuis 2022, Tania Franco Klein est également représentée par la Galerie Les Filles du Calvaire à Paris, un lieu emblématique pour la photographie contemporaine. Cette collaboration marque une étape importante dans sa carrière, lui offrant une visibilité accrue sur la scène artistique française et une reconnaissance institutionnelle. La galerie, qui a historiquement soutenu des artistes travaillant sur la mise en scène et la performance (comme Elina Brotherus (voir notre article sur Elina Brotherus) et Laura Henno), est un cadre idéal pour son travail.
L’exposition, “Subject Studies”(7 Novembre - 21 Décembre 2024), organisée par Les Filles du Calvaire, permet de contextualiser l’œuvre de Tania Franco Klein dans un dialogue plus large avec la scène photographique européenne.


Galeries Les Filles du Calvaire
La Staged Photography, reconstruction du réel et sub-version
Alex Prager le monde en technicolor
Desiree Dolron, photographe des lisières de l’identité
Auteur : Thierry Grizard