Les étranges gourmandises photographiques de Brooke DiDonato
Brooke DiDonato (née en 1990 dans l’Ohio, vit et travaille principalement à New-York) dans la filiation d’un Guy Bourdin et des surréalistes nous offre dans son travail ce qu’elle désigne elle-même comme « des gourmandises pour les yeux ». Il faut immédiatement préciser d’étranges gourmandises. Entre Guy Bourdin et les surréalistes la photographe américaine procède à des collages amenant à des collisions visuelles, des télescopages qui font émerger l’imaginaire, l’étrange et l’onirisme à partir de situations des plus banales. Elle emprunte à Guy Bourdin une réduction de moyen similaire, une certaine sensualité distanciée et matinée d’un aspect doucereux ; aux surréalistes elle reprend le collage et les « hasards objectifs ».
Les collages visuels de la photographe américaine, qui suivit une formation de photojournalisme à l’Université du Kent, prennent leur origine dans une réflexion sur le médium photographique lui-même. En effet, elle déclare dans plusieurs entretiens qu’après ses premières études consacrées à la photographie elle poursuivit un cursus de sociologie qui l’éveilla à l’ambiguïté de la photographie. Elle abandonna alors la voie d’une photographie qui documente pour se diriger vers la mise en scène narrative.
© Brooke DiDonato.
Du réel à l’Inquiétante Étrangeté
Brooke DiDonato s’est donc résolument tournée vers la photographie narrative et conceptuelle dans une perspective largement dominée par les grands thèmes du surréalisme. C’est à dire la « trouvaille », l’objet accidentellement rencontré que l’on hybride ou détourne ; l’éros comme puissance centrale libérant la raison pour laisser place au désir, à l’inconscient, le rêve et l’imaginaire ; l’Inquiétante Étrangeté freudienne c’est à dire l’irruption de l’étrange plus ou moins angoissante au sein du quotidien, de ce qui est en principe ordonné, ouvrant la porte ainsi au refoulé, à ce que l’ordre sociétal et le Sur-Moi entravent. Un des aspects étonnants des images de Brooke DiDonato est que, toute sucrées qu’elles puissent paraitre visuellement, voire apparemment banales, celles-ci portent toujours en elles un décalage susceptible de déstabiliser le regardeur. En cela son corpus présente des similitudes inattendues avec certains peintres dont l’artiste belge post-surréaliste Michaël Borremans, lequel s’évertue constamment à créer des nœuds visuels qui sont autant d’impasses qui brisent la cohérence apparente de l’illusionnisme figuratif. Dans ce cas photographie et peinture se rejoignent intiment dans le procédé et la démarche narrative en forme d’aporie visuelle. En effet, le fil conducteur du travail de Brooke DiDonato pourrait se réduire à la volonté de contenir en une énigme visuelle une interrogation déstabilisatrice dont elle laisse au regardeur le soin de répondre.
Auteur : Thierry Grizard