Adrian Ghenie. La texture des monstres
Adrian Ghenie, tessiture picturale et histoire
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Adrian Ghenie, né en 1977 en Roumanie, vit et travaille à Berlin où il a cofondé la Galérai plan B, qui gère deux espaces d’art contemporain (Cluj et Berlin). Adrian Ghenie après quelques années difficiles a connu une reconnaissance internationale fulgurante. Sa cote sur le marché de l’art s’est envolée depuis 2011.
La peinture d’Adrian Ghenie, qui a suivi un enseignement d’arts plastiques à l’université de Cluj-Napoca, est issue d’un certain isolement culturel en raison de la fermeture de la Roumanie de Ceausescu.
Cependant, à l’inverse des idées reçues concernant l’enseignement artistique dans les pays communistes, il n’a pas suivi une formation sous le sceau du réalisme socialiste mais tout au contraire un cursus dominé par l’abstraction. Or de son propre aveu il voulait se consacrer à la figuration.
Après des débuts assez académiques, il découvre pour les ambiances, cadrages, David Lynch et en termes de peinture Francis Bacon, en particulier le pape Innocent X . Œuvre qui constitue pour lui un véritable programme tout aussi bien en terme plastique, que du point de vue du motif.
Adrian Ghenie, peinture et histoires
Adrian Ghenie trouve sa principale source d’inspiration dans l’histoire récente et sa représentation populaire. Ce qui l’intéresse c’est la relation aux icones de l’histoire, aux images au sens strict. Il se définit lui-même comme un paparazzi qui prenant prétexte d’images historiques populaires cherche par-delà la platitude de ces images ce qu’il appelle la « texture ».
Il voit les photographies de l’histoire récente, telles que les photographies de Hitler, Josef Mengele ou Nicolae Ceausescu comme des portraits de mauvaises qualités où seul le volume est plus ou moins rendu. Il dit vouloir donner à ces images une « texture ». Une texture aussi bien purement picturale, voir visuelle, que la texture d’une certaine humanité.
On pourrait presque dire la tessiture des monstres de l’histoire, mais aussi celle de tout un chacun. C’est alors qu’à l’instar d’un Jörg Immendorff, ou d’un Markus Lupertz, il introduit dans la figuration la « texture » via une peinture très gestuelle. Par-dessus le motif et sa figuration Adrian Ghenie pratique une peinture qui s’approche de l’action painting, voire du happening.
Il utilise le couteau, la spatule, de grandes brosses, des projections ou encore des pochoirs pour redonner au motif figuré ce qu’il appelle donc une « texture ». Une peinture figurative qui devient — par l’intrusion de l’abstraction gestuelle — dysmorphique. Apparait alors comme un deuxième moment du motif figuré des monstres, ceux qui sont tapis derrière tous ces portraits souriants de tyrans, dictateurs ou exécutants zélés et psychopathes.
Figurer le portrait
De même que Francis Bacon préférait peindre ses modèles d’après photo plutôt que de se confronter à eux physiquement lors d’une séance de pose, Adrian Ghenie exécute des portraits d’images photographiques. Bacon ne souhaitait pas faire le portrait d’Isabel Rawsthorne, Lucian Freud ou Georges Dyer, l’épaisseur psychologique et charnelle du modèle en lui-même ne l’intéressait pas. Les portraits de Bacon sont composites, ils mêlent plusieurs références, dans le cas du « Pape Hurlant » Innocent X, il superpose le cri de la femme énuclée dans Le Cuirassé Potemkine à l’œuvre de Velasquez, en utilisant des procèdes typiquement photographiques, les flous de bougés, les filés, les rémanences et autres aberrations optiques. Bacon était fasciné par la photographie tout en ne lui reconnaissant aucune valeur artistique. Les images photographiques permettent avant tout d’alimenter des collages servant l’expression figurative d’une intensité esthétique, émotionnelle, fantasmatique. C’est ainsi que l’on retrouve de nombreuses postures dans les tableaux de Bacon qui sont empruntées à Muybridge.
Adrian Ghenie, qui n’a pas non plus renoncé à la figuration, procède de la même manière. Non seulement il procède fréquemment à des collages préparatoires qui juxtaposent les angles, textures et matières, mais, plus fondamentalement, il n’utilise pas banalement le document photographique au seul titre de source d’inspiration. L’image photographique a une présence particulière, elle donne à voir par abstraction, elle isole le temps et le lieu, sans commentaire elle peut paraitre fantomatique, elle ne conserve que ce que la lumière a permis de fixer à cet instant. C’est surtout vrai des images documentaires qui arrachent au devenir un moment dès lors déraciné. C’est cet aspect abstrait, d’ombre et de lumière qui intéresse Ghenie, qu’il désigne en des termes picturaux comme le « volume » auquel il veut redonner une « texture », de la chair, en particulier dans le registre de l’intensité émotionnelle, mais aussi du point de vue d’une vision personnelle de l’histoire des monstres qui ont marqué l’histoire moderne et contemporaine.
Dialogue avec Van Gogh et le Douanier Rousseau
Parfois, l’énergie picturale du « néo-expressionnisme » — en réalité très relatif — d’Adrian Ghenie s’applique à des sujets moins connotés historiquement.
En effet, depuis quelques temps Ghenie s’éloigne régulièrement de l’histoire et ses images. Ou plutôt il s’intéresse à une autre histoire, celle de la peinture, en particulier Van Gogh et plus récemment le Douanier Rousseau. Là, encore la parenté avec Bacon est frappante. De même que le peintre anglais n’a évidemment pas tenté de faire une nouvelle version du Pape Innocent X, Adrian Ghenie n’aborde l’autoportrait de Van Gogh qu’autant qu’il s’agit pour lui d’une confrontation féconde. Les réinterprétations du peintre continuent à évoquer et donc ressembler à Van Gogh, pourtant à l’instar de Bacon, ce qui domine ce n’est pas l’analogie mais la surcharge idiosyncrasique sous forme de gestes vifs au couteau ou directement depuis la main en éclaboussures virulentes, déstructurantes formellement, qui « dé-figurent » le portrait pour lui octroyer une autre dimension.
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Auteur : Thierry Grizard